Ah, comme il avait fait bon vivre dans la maison de Berni et de Lulu au temps où papa était encore là ! Ah, les belles promenades dominicales le long du canal où passaient les péniches, les joyeuses sorties au zoo ou aux marionnettes !
Et, dans la maison, les bons moments passés au sous-sol où papa avait installé un réseau de trains électriques, sans compter les mémorables séances de « boxe » ayant souvent lieu le soir dans la chambre des enfants.
Papa entrait, attaquant son fils Berni, s’en prenait à sa fille Lulu. Tous deux, en pyjama, sautaient alors de leurs lits, ripostaient de toute la force de leurs petits poings. Chaque fois que Lulu touchait papa, il poussait un cri de douleur, se pliait en deux. Et, chaque fois, la partie, copieusement arrosée de fous rires, se terminait par un papa étendu sur le tapis, suppliant : « Grâce ! Grâce ! Pouce ! KO ! »
Tout était clair, net, gai dans la maison où régnait le bonheur.

Hélas ! Comme tout avait changé depuis le départ de papa. Comme la maison était devenue silencieuse, vide, triste. Et maman, que faisait-elle ? Elle pleurait, non pas devant les enfants, mais dans sa chambre. Les enfants n’en étaient pas dupes.
Comment cela était-il arrivé ? Oh, pas d’un seul coup. D’abord les absences de papa s’étaient espacés. Mais un jour, les enfants entendirent maman crier :
« Va-t-en, tu me fais trop souffrir ! Je ne veux plus te voir ! »
Alors papa ne revint plus.
Chaque matin, papa les avait conduits à l’école. Maintenant, c’était maman.
« Ton papa est parti ? » demandaient les camarades.
Alors Berni serrait les lèvres : « Oui … » et il ajoutait le gros mensonge : « en voyage … »
« Oui, … en voyage … » répétait Lulu à ses côtés.
Lorsque ses camarades l’agaçaient trop, Berni leur tirait la langue. Et Lulu ne manquait jamais de montrer, elle aussi, le joli petit bout rose de la sienne, sauf pour
Suzie, sa camarade de classe assise à côté d’elle. Suzie lui avait confié que son papa aussi était parti, mais au ciel.
Un jour, maman fut convoquée à l’école. « Bernard travaillait si bien, » se plaignit son maître du CE2, « et voilà qu’il est dissipé on ne peut plus. En récréation, il récolte punition sur punition. Il est devenu agressif et cherche querelle partout … »
Et la maîtresse de CP de Lulu : « Lucette a été une si bonne élève, mais voilà qu’elle est toujours partie en rêve, absente, désintéressée, brouillonne … »
Maman est rentrée pleurant encore …

Cependant, il y avait de temps en temps un grand rayon de soleil dans leur maison, allégeant tout, assainissant l’atmosphère, suscitant sérénité et espoir. Ce rayon de soleil s’appelait : Tante Aline.
Un jour où elle fut là, les enfant l’entendirent parler à maman : « Voyons, Nelly, arrête de pleurer. Applique-toi plutôt à pardonner. Tu ne fais que t’enfoncer davantage dans la rancune. Ce n’est pas ainsi que les choses s’arrangeront. Voyons, Nelly, pardonne, conduis-toi en chrétienne. Je connais mon frère Henri. Il regrette amèrement, il souffre autant que toi, sinon plus. »
« Aline, » répondit maman, « reste là, passe la nuit à mes côtés. »
« Ah non, Nelly, » répliqua tante Aline péremptoirement, « ce n’est pas ma place. Je dormirai en haut, dans la chambre à côté des enfants. »
Elle frappe à leur porte :
« Petits,’ leur dit-elle, « vous voudriez que papa revienne, n’est-ce pas ? »
« Oh oui, tante Aline ! »
« Eh bien, je connais un moyen. »
Les deux se dressèrent dans leur lit : « Comment ? »
« Ecoutez bien. Ici, dans cette chambre, il y a bien vous deux et moi. Mais il y a encore quelqu’un d’autre, quelqu’un que vous ne pouvez pas voir. Mais lui, il vous voit, vous ; il vous connaît, il voit tout ce que vous faites, il connaît même vos pensées. Ce quelqu’un, c’est Dieu. On l’appelle aussi le Tout-Puissant ou l’Eternel. On peut lui parler. On appelle ça “prier”. A partir d’aujourd’hui, vous allez prier chaque soir en demandant à Dieu de faire revenir votre papa. »
« Mais je ne sais pas prier ! » se lamenta Lulu.
« Je vous apprends, » dit tante Aline. « Vous joignez les mains en entrelaçant les doigts, ou paume contre paume. Vous fermez les yeux, vous pensez à Dieu, votre Père au ciel, et vous dites :
“Père au ciel, toi qui peux tout, fais revenir notre papa auprès de nous ! ” …
je suis sûre, Dieu vous entendra. »
A partir de ce soir, sans faute, les enfants dirent leur prière à Dieu.
Un soir, lorsqu’ils furent couchés, tout à coup, Lulu éclata en sanglots, des sanglots à vous briser le cœur. Elle tremblait, et tout son petit lit tremblait avec elle.
Berni, alarmé, se dressa sur son séant. « Lulu, qu’as-tu ? »
Mais Lulu hoqueta de plus en plus fort.
Alors Berni sauta de son lit, s’étendit près d’elle et passa son bras sous sa nuque : « Arrête, Lulu, oh, arrête ! Je t’en prie, ne pleure pas comme ça. Dis-moi, qu’as-tu ? »
Finalement, Lulu arriva à s’expliquer : « Tu sais, Suzie à l’école, son papa est au ciel. Elle … elle … m’a dit qu’elle aura un … un … un autre papa !! Je ne veux pas d’autre papa, moi ! »
« Oh non, Lulu, non, » dit Berni.
Jamais il n’avait envisagé une telle alternative. Et pendant qu’il essayait de calmer Lulu avec toutes les forces vives de son cœur aimant, des larmes silencieuses coulaient une à une sur ses propres joues.

« Tante Aline, » déclarèrent-ils lors de son passage suivant, « notre Père au ciel ne nous entend pas. »
« Que dites-vous ? » s’insurgea-t-elle. « Eh bien, vous vous trompez. Vous manquez de patience. “L’Eternel a de la bonté pour qui espère en lui. […] Il est bon d’attendre en silence.”1 Vous voulez lui prescrire le “quand” et le “comment” ? »
Un autre jour, tante Aline dit à maman : « Tu sais, Nelly, dans les bureaux il y a de ces écervelées. Par leur habillement et leur conduite, elles font tout pour séduire un homme, quitte à crier par après au harcèlement inconvenant. Elles sont oublieuses de leur Créateur qui, lui, de ses propres mains, a habillé correctement l’homme et la femme pour qu’une vie décente soit possible sur terre. Elles ignorent le mal qu’elles font. Henri est tombé dans le piège. Il regrette amèrement. Il souffre à présent autant que toi, sinon plus. Pardonne-lui. Chaque repentir mérite le pardon. Dieu nous en donne l’exemple. »
Cependant, les journées passèrent monotones, maman toujours abattue, la maison morne. Noël approchait. Comment vivre Noël sans papa ? Inimaginable.
« Tante Aline, viendras-tu à Noël ? »
« Bien sûr, les enfants ! »
Elle arriva tôt dans l’après-midi, chargée d’emplettes, s’affaira de suite dans la cuisine, parla encore à maman : « As-tu reçu sa lettre ? As-tu répondu ? Es-tu sûre de rester sans rancune, ni reproches ultérieurs ? »
Quand elle eut terminé de s’affairer dans la cuisine, elle ferma les deux battants de la salle à manger.
« Interdiction d’entrer ! dit-elle au enfants.
Mais à peine eut-elle quitté la pièce, que Berni ouvrit la porte, tout juste une petite fente permettant de glisser un regard.
La table était mise, avec les verres de cristal, les chandeliers, la porcelaine des jours de fête.
Vite, il retira la tête. Subitement, interloqué, il regarda encore. « Bizarre, » dit-il à Lulu, « il y a cinq couverts ; nous ne sommes que quatre. »
A son tour, Lulu avança sa tête bouclée, l’y laissa longtemps : « Y en a cinq, » confirma-t-elle.
Vite, ils refermèrent la porte.
« Venez, les enfants, nous allons décorer le sapin ! »
Tante Aline était si gaie, incitant les enfants à chantonner avec elle, de sorte qu’ils oublièrent presque qu’ils faisaient d’habitude cette besogne avec papa.

Le soir venu, tante Aline et Berni allumèrent les bougies. Maman s’installa dans un fauteuil au fond de la pièce. Tante Aline ouvrit la Bible et lut :
« En ce temps-là, parut un édit […]. »2
Soudain, arrivée au passage : « paix sur la terre parmi les hommes qu’il agrée ! » elle eut un chat dans la gorge, la racla et reprit d’une voix claire : « Paix sur la terre parmi les hommes qu’il agrée. »
Arrivée à la fin du récit, elle enchaîna : « Notre Père qui es aux cieux […]. »
Bizarre… Arrivée au passage « […] comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés […] », elle eut encore un arrêt, se reprit vite, répéta le passage d’une voix lente et nette, continua : […] Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal […] »
Soudain, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Tante Aline se leva et ouvrit prestement. Les enfants l’entendirent :
« Oh, bonsoir, Père Noël ! Comme c’est gentil à vous de venir nous voir. Mais entrez, entrez donc ! »
Une voix de très vieil homme, haute, tremblante, fluette, demanda : « C’est bien ici qu’habitent Bernard et Lucette ? »
« Oui, Père Noël, c’est ici. »
Parut alors sur le seuil du salon, enveloppé dans son manteau rouge vif, un Père Noël superbe, avec une longue barbe blanche, un bonnet bordé de fourrure tombant jusque sur le nez.
Pourtant, il sembla hésiter, restant un instant immobile, mais entra finalement : « Bonsoir, les enfants, approchez, approchez ! » chevrota-t-il.
Ils s’approchèrent.
Le Père Noël posa une main gantée de blanc sur la tête de Berni, l’autre sur celle de Lulu : « Avez-vous été sages ? »
Berni baissa la tête, pensa à ses mauvaises notes, à ses nombreuses punitions. Lulu, courageuse, sauva la situation, leva sa frimousse ronde, fixa le Père Noël et lança : « Nous sommes sages ! »
« Avez-vous appris une prière ? »
Ça oui ! Ils joignirent leurs mains et récitèrent : « Bon Père du ciel, toi qui peux tout, fais revenir notre papa auprès de nous ! »
Mais il s’approcha : « Vous avez mérité un cadeau. »
Il tira de sa poche une magnifique maquette de locomotive.
« Oh, c’est pour mon train ! » s’écria Berni.
A Lulu il offrit un petit moulin à vent qu’il mit en marche. Les ailes se mirent à tourner en débitant aux oreilles émerveillées de Lulu la jolie chanson du « meunier qui dort ».
Un moment, le Père Noël les laissa à leur joie. Mais il n’en avait pas fini.
Le Père Noël eut un recul de deux pas. De ses mains tremblantes de vieillard il tira un mouchoir de sa poche et se le fourra plusieurs fois sous le nez. Avait-il le rhume ?
« Et maman, a-t-elle été sage ? » demanda-t-il soudain.
C’est encore Lulu qui répondit. « Maman est sage ! » lança-t-elle comme un défi.
« Alors, elle aussi aura un cadeau. »
Il s’approcha d’elle, toujours assise au fond dans son fauteuil. Puis, devant les yeux éberlués des enfants, il se mit à genoux devant elle, tira de sa poche une petite boîte, la posa sur son giron et l’ouvrit.
Les enfants virent briller de loin le chaton d’une bague.
En même temps, il arracha sa barbe, releva son capuchon, se défit de son manteau.
Les enfants, hébétés, furent cloués sur place.
« Papa ! Papa ! » Et ils furent sur lui.
Tante Aline contempla la scène de loin, les yeux plissés, un sourire en coin des lèvres.
Après quelque temps : « Venez, les enfants, c’est Noël ; nous n’avons pas encore chanté. »
Elle se mit au piano. Berni à sa droite, Lulu à sa gauche, ils entonnèrent un de ces chants séculaires de Noël glorifiant ce Dieu qui « visite la terre, qui vient du ciel jusqu’en notre misère », la voix d’ange de Berni dominant celle de tante Aline et le gazouillement de Lulu.
Lorsqu’ils eurent terminé, ils se retournèrent. Papa était assis à côté de maman. Elle avait posé sa tête sur son épaule. Sur ses genoux, leurs mains s’enlaçaient.
Mais les yeux de papa … étrange ! Décidément, il devait avoir le rhume …
« Vite, les enfants, au réveillon ! Berni, allume les bougies de la salle à manger ! »

Bientôt ils furent assis à table, papa et maman en face des enfants. Tante Aline présidait.
Comme Maman était jolie ! Elle avait changé de robe, lissé ses beaux cheveux fauve ui tombant sur les épaules. Et comme ses grands yeux brillaient ! Tout son être respirait la douceur d’une heureuse convalescence.
Cependant, tante Aline grommela : « Vous ne mangez pas ! Je réchauffe tout demain. »
C’était vrai. Le retournement de la situation, la réapparition de papa, trop d’émotions avaient quelque peu engourdi leur appétit.
Pourtant, tante Aline apporta le dessert, une pyramide de petits choux à la crème dans un plat creux.
« Allons, Henri, sers-nous ! »
Papa saisit la cuiller et la fourchette, décocha aux enfants un clin d’œil avertisseur, attaqua la pyramide, non par le haut, mais à la base. Tout l’édifice s’écroula …
S’échappa alors de la gorge de Lulu un éclat de rire argentin, puissant, cascadant comme un torrent dans tous les recoins de la pièce.
D’autres rires s’y mêlèrent, toute gêne rompue. Cette fois-ci, papa était vraiment revenu, papa farceur, papa boute-en-train, papa complice et, avec lui, le bon ordre, celui instauré par le Créateur pour le bien des humains.
Les langues se délièrent.
Berni : « Papa, tu descends avec moi aux trains ? »
Lulu : « Papa, tu viens nous boxer ? »
« Demain, les enfants, après-demain, tant que vous voudrez, mais ce soir, je reste avec maman. » Entre leurs deux couverts, il posa sa main sur celle de maman.

Plus tard, lorsqu’ils furent couchés, tante Aline entra leur souhaiter bonne nuit.
« Tante Aline, » l’accueillit Berni, « tu es rien cachottière ! Tu savais tout, tu as mis cinq couverts d’avance ! »
« Vraiment, » répliqua tante Aline, goguenarde, « qui vous l’a dit ? Vous êtes des espions ! … A propos, avez-vous dit votre prière ? »
« Plus besoin, » jubila Lulu, « papa est revenu ! »
« Comment ça “plu besoin” ? Vous êtes de jolis ingrats ! Pendant des mois et des mois, vous avez supplié
Dieu de vous rendre votre papa. Et, à présent qu’il vous a exaucés, vous ne dites pas merci ? »
« Si, tante Aline. »
Ils joignirent les mains : « Père au ciel, toi qui peux tout, merci d’avoir ramené papa auprès de nous. »
« Et si vous répétiez cette action de grâces pendant des mois et des mois, comme vous l’avez fait quand il s’est agi de demander ? »
« C’est juste, » décréta Berni.
« C’est juste, » convint Lulu.
Nos deux champions ont-ils tenu parole ?
S’il leur est arrivé d’oublier, pardonnons-leur ; ils sont si jeunes et si heureux.
Souhaitons-leur bonne route sur le chemin de leur vie.
Que l’expérience de la prière exaucée, l’effet sauveur du repentir suivi du pardon mûrissent dans leurs jeunes âmes et y restent gravés jusqu’à la fin de leurs jours !